Quelle force pousse les hommes à écrire quand le temps est au chaos ? Quelle est cette parole qui donne la force de gratter au plus profond de ses émotions quand la survie est incertaine ? Où est la nécessité de la transmission quand l’hypothétique lendemain se terre dans le trouble des ténèbres ? Que sera cette parole si elle est celle des vaincus ?
Ces questions, on se les pose toujours à l’abri des bombes ou du martyre. Elles sont incongrues pour quiconque veut donner voix à l’urgence du moment ; quand le courage de la mémoire se réveille, Picasso peint l’Horreur sous les bombes en ce funeste 26 avril 1936. Quand l’empreinte du souvenir est en mouvement, Gerda Taro ploie sous la mitraille, pour avoir témoigné de trop près.... Borges pensait que L’Histoire universelle était celle d’un seul Homme. Au-delà, elle est celle des individus qui font l’Humanité. Seuls et debout dans le tourbillon de l’Histoire, ils ont donné corps au temps. Vivants pour toujours, puisque dans le rythme idéal.
C’est dans cette heuristique du Temps que le contrebassiste Guillaume Séguron a choisi son Espace. Ces nouvelles réponses des archives, le contrebassiste les porte depuis des années, et c’est cette lente maturation qui a déposé des sédiments d’universalité dans sa musique, malgré l’intimité d’un souvenir d’enfance, ravivée par la collaboration à un projet radiophonique, Mémoire des Républicains espagnols en Languedoc-Roussillon. Dans le lyrisme d’un morceau comme « Last Night In Brunete // Don Nadie », sa musicalité transforme des émotions confuses en un fil narratif cohérent.
Dans ce solo, tantôt fracas des cordes, tantôt apaisement de l’archet, où affleure la mélodie, on perçoit dans cette voix seule « l’Estaca » de tout un peuple. Si l’Homme n’est plus rien lorsque le Temps est tout, la contrebasse est la carcasse de ce Temps-là. Comme un un arbre, elle s’arque sous l’averse et dans la tourmente du Perthus. Le vent transporte ses essences d’Argelès à la Belle-de-Mai, cette « Marseillaise » cosmopolite qui s’épanche sur les cordes (« L’Horloge // Albert’s Theme »). Ses branches éparses se dressent sous les bombes quand la folie des hommes s’accélère et rend le chemin encore plus long.
Bien sûr, pour Séguron, la dramaturgie de la guerre d’Espagne n’est pas seulement archétypale. Elle imprègne son histoire familiale, celle des Catalans pris dans la Retirada. Ce pourrait être celle des Tutsis de Kibuye. Celle des apatrides qui, de Voïvodine en Polésie, sont trimballés au gré des traités internationaux. Elle est cette histoire morcelée qui se cherche un puzzle. Un langage de souffrance et d’espoir né au milieu du tumulte de l’instrument ; les témoignages en catalan deviennent intelligibles par tous car ils sont l’histoire commune, celle où la langue devient musique.
Dès « Pròleg // More G », où les voix rocailleuses [1] se mêlent aux pizzicati nerveux de Séguron dans ce récit mis en scène par l’archet, l’auditeur comprend qu’il convient de se laisser emporter par la contrebasse. Cette parfaite narratrice capte toutes les émotions et convoque elle aussi ses propres souvenirs, de J.-F. Jenny-Clark à Barre Phillips. C’est la force d’un solo que d’imposer au musicien d’aller chercher au fond de lui les rhizomes d’une histoire universelle pour les traduire en émotions. C’est ainsi qu’ont été conçues ces nouvelles réponses des archives. Ce disque-ci est une prouesse.
Ces questions, on se les pose toujours à l’abri des bombes ou du martyre. Elles sont incongrues pour quiconque veut donner voix à l’urgence du moment ; quand le courage de la mémoire se réveille, Picasso peint l’Horreur sous les bombes en ce funeste 26 avril 1936. Quand l’empreinte du souvenir est en mouvement, Gerda Taro ploie sous la mitraille, pour avoir témoigné de trop près.... Borges pensait que L’Histoire universelle était celle d’un seul Homme. Au-delà, elle est celle des individus qui font l’Humanité. Seuls et debout dans le tourbillon de l’Histoire, ils ont donné corps au temps. Vivants pour toujours, puisque dans le rythme idéal.
C’est dans cette heuristique du Temps que le contrebassiste Guillaume Séguron a choisi son Espace. Ces nouvelles réponses des archives, le contrebassiste les porte depuis des années, et c’est cette lente maturation qui a déposé des sédiments d’universalité dans sa musique, malgré l’intimité d’un souvenir d’enfance, ravivée par la collaboration à un projet radiophonique, Mémoire des Républicains espagnols en Languedoc-Roussillon. Dans le lyrisme d’un morceau comme « Last Night In Brunete // Don Nadie », sa musicalité transforme des émotions confuses en un fil narratif cohérent.
Dans ce solo, tantôt fracas des cordes, tantôt apaisement de l’archet, où affleure la mélodie, on perçoit dans cette voix seule « l’Estaca » de tout un peuple. Si l’Homme n’est plus rien lorsque le Temps est tout, la contrebasse est la carcasse de ce Temps-là. Comme un un arbre, elle s’arque sous l’averse et dans la tourmente du Perthus. Le vent transporte ses essences d’Argelès à la Belle-de-Mai, cette « Marseillaise » cosmopolite qui s’épanche sur les cordes (« L’Horloge // Albert’s Theme »). Ses branches éparses se dressent sous les bombes quand la folie des hommes s’accélère et rend le chemin encore plus long.
Bien sûr, pour Séguron, la dramaturgie de la guerre d’Espagne n’est pas seulement archétypale. Elle imprègne son histoire familiale, celle des Catalans pris dans la Retirada. Ce pourrait être celle des Tutsis de Kibuye. Celle des apatrides qui, de Voïvodine en Polésie, sont trimballés au gré des traités internationaux. Elle est cette histoire morcelée qui se cherche un puzzle. Un langage de souffrance et d’espoir né au milieu du tumulte de l’instrument ; les témoignages en catalan deviennent intelligibles par tous car ils sont l’histoire commune, celle où la langue devient musique.
Dès « Pròleg // More G », où les voix rocailleuses [1] se mêlent aux pizzicati nerveux de Séguron dans ce récit mis en scène par l’archet, l’auditeur comprend qu’il convient de se laisser emporter par la contrebasse. Cette parfaite narratrice capte toutes les émotions et convoque elle aussi ses propres souvenirs, de J.-F. Jenny-Clark à Barre Phillips. C’est la force d’un solo que d’imposer au musicien d’aller chercher au fond de lui les rhizomes d’une histoire universelle pour les traduire en émotions. C’est ainsi qu’ont été conçues ces nouvelles réponses des archives. Ce disque-ci est une prouesse.
[1] On retrouve parmi elles Yves Escape, Joseph Villamosa et Pierre Diaz, lui même auteur d’un disque magnifique sur la Retirada.
P.-S. :
http://www.citizenjazz.com/Nouvelles-reponses-des-archives.html
Notre entretien avec Guillaume Séguron et Franpi Barriaux
Guillaume Séguron (1)
Avec nouvelles réponses des archives, son premier album solo (Rude Awakening), Guillaume Séguron sonde l’Histoire et la mémoire, intime ou collective, en prenant comme toile de fond les réfugiés espagnols de laRetirada.
Guillaume Séguron est un contrebassiste exigeant et passionné. Avec nouvelles réponses des archives, son premier album solo (Rude Awakening) dont Citizen Jazz est partenaire, il sonde l’Histoire et la mémoire, qu’elle soit intime ou collective, en prenant comme toile de fond les réfugiés espagnols de la Retirada. L’occasion d’évoquer avec lui, dans un entretien en plusieurs parties, la gestation d’un tel projet et les réflexions qui en découlent.
- On commence par un sujet du bac : « Existe-t-il un devoir de mémoire ? » (vous avez quatre heures)
Waouw… D’entrée de jeu ça commence fort… pas de répit. (Rire)… Heu… sérieusement, c’est pas facile de commencer par ça… c’est pas l’ultime question ?… 4 heures seulement ?
Ça tient à ma place et à certaines expériences : Je suis musicien, pas historien, ni journaliste… Et nous sommes là pour parler de musique et je sais que ça peut déborder. Répondre à cela n’est pas ma fonction… ou alors au travers d’un mémoire, comme à la fac ! Si mon boulot comble un vide, tant mieux, mais si je suis totalement honnête, ma contribution est la même quoi que je fasse. A un moment, j’ai fait un choix : celui de ne pas devenir archéologue.
Devoir de mémoire envers une République perdue… Oui, comme ces drapeaux que l’on voit parfois pendre à certaines fenêtres en Espagne… c’est peut-être préférable dans une période où ce mot ne semble plus vouloir dire grand-chose… Alors « Devoir de mémoire » ? J’imagine tout ce qu’on peut mettre là-dedans, beaucoup de choses contradictoires peuvent s’y retrouver côte à côte… D’ailleurs, quelle est la distinction entre souvenir et mémoire ? Je suis sensible à cela parce que je suis d’abord sensible aux noms des rues… aux monuments, aux plaques…
Je pense que les sociétés ont besoin d’enterrer « correctement » leurs morts… La périodicité, le temps cyclique a beaucoup à faire avec cela. Ce n’est pas nouveau. Puis on peut entendre par là : reconnaissance d’une responsabilité de l’État. Oui. Mais, qui est l’État ? Est-ce seulement les gens qui gouvernent ou bien quelque chose de plus collectif ? A cet endroit-là, je vais utiliser une figure de rugby : « coup de pied à suivre »… Parce qu’il y a vraiment des « indésirables » de la mémoire, ceux qui cristallisent une mauvaise conscience… collective, non ?
Face à cette question, je préfère répondre « Travail de mémoire ». Il débute avec l’enseignement, la volonté de construire des esprits critiques. Donner à chacun la possibilité de penser, raisonner par lui-même, se faire son opinion, s’instruire… acquérir, être maître de ses outils. (Le Marteau sans Maître de l’ami René Char ou autre idée marxiste ?) C’est plus complexe, plus risqué aussi pour tous les pouvoirs…
Le « devoir de mémoire » c’est de laisser aux historiens comme aux chercheurs la pleine liberté d’exhumer, de rendre présent, de s’exprimer, de synthétiser l’histoire individuelle pour en faire une histoire collective. C’est permettre à chacun, dans le sentiment d’être ensemble, de transmettre… Je laisse de côté la question de la liberté d’expression. Le « devoir de mémoire » serait peut-être le « pouvoir » de permettre le « Travail de mémoire » . De toutes manières, il arrive toujours après… Mais bon… « ESP 18 07 36 » – la première pièce du disque – répond à toutes ces questions. Je ne vais pas tout dévoiler !
Alors ? « Under » comme on dit au rugby. Mais si c’est la question, alors quatre heures ne suffiront pas. Partons, nous verrons bien… où retombera la balle.
Waouw… D’entrée de jeu ça commence fort… pas de répit. (Rire)… Heu… sérieusement, c’est pas facile de commencer par ça… c’est pas l’ultime question ?… 4 heures seulement ?
Ça tient à ma place et à certaines expériences : Je suis musicien, pas historien, ni journaliste… Et nous sommes là pour parler de musique et je sais que ça peut déborder. Répondre à cela n’est pas ma fonction… ou alors au travers d’un mémoire, comme à la fac ! Si mon boulot comble un vide, tant mieux, mais si je suis totalement honnête, ma contribution est la même quoi que je fasse. A un moment, j’ai fait un choix : celui de ne pas devenir archéologue.
Devoir de mémoire envers une République perdue… Oui, comme ces drapeaux que l’on voit parfois pendre à certaines fenêtres en Espagne… c’est peut-être préférable dans une période où ce mot ne semble plus vouloir dire grand-chose… Alors « Devoir de mémoire » ? J’imagine tout ce qu’on peut mettre là-dedans, beaucoup de choses contradictoires peuvent s’y retrouver côte à côte… D’ailleurs, quelle est la distinction entre souvenir et mémoire ? Je suis sensible à cela parce que je suis d’abord sensible aux noms des rues… aux monuments, aux plaques…
Je pense que les sociétés ont besoin d’enterrer « correctement » leurs morts… La périodicité, le temps cyclique a beaucoup à faire avec cela. Ce n’est pas nouveau. Puis on peut entendre par là : reconnaissance d’une responsabilité de l’État. Oui. Mais, qui est l’État ? Est-ce seulement les gens qui gouvernent ou bien quelque chose de plus collectif ? A cet endroit-là, je vais utiliser une figure de rugby : « coup de pied à suivre »… Parce qu’il y a vraiment des « indésirables » de la mémoire, ceux qui cristallisent une mauvaise conscience… collective, non ?
Face à cette question, je préfère répondre « Travail de mémoire ». Il débute avec l’enseignement, la volonté de construire des esprits critiques. Donner à chacun la possibilité de penser, raisonner par lui-même, se faire son opinion, s’instruire… acquérir, être maître de ses outils. (Le Marteau sans Maître de l’ami René Char ou autre idée marxiste ?) C’est plus complexe, plus risqué aussi pour tous les pouvoirs…
- Guillaume Séguron Photo Frank Bigotte
Le « devoir de mémoire » c’est de laisser aux historiens comme aux chercheurs la pleine liberté d’exhumer, de rendre présent, de s’exprimer, de synthétiser l’histoire individuelle pour en faire une histoire collective. C’est permettre à chacun, dans le sentiment d’être ensemble, de transmettre… Je laisse de côté la question de la liberté d’expression. Le « devoir de mémoire » serait peut-être le « pouvoir » de permettre le « Travail de mémoire » . De toutes manières, il arrive toujours après… Mais bon… « ESP 18 07 36 » – la première pièce du disque – répond à toutes ces questions. Je ne vais pas tout dévoiler !
Alors ? « Under » comme on dit au rugby. Mais si c’est la question, alors quatre heures ne suffiront pas. Partons, nous verrons bien… où retombera la balle.
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