lundi 30 décembre 2013

Thelonious Monk à Paris 1969


Thelonious Monk, ange du bizarre, à Pleyel en 1969

LE MONDE |  • Mis à jour le  |Par 
Abonnez-vous
à partir de 1 €
 Réagir Classer
Partager   google + linkedin pinterest
Pochette de l'album de Thelonius Monk, Paris 1969.

Un inédit de Monk, c'est l'aurore à minuit. Le 15 décembre 1969, Monk joue Monk à Pleyel. C'est son huitième séjour en Europe. La politique, l'érotisme, les mœurs, les rapports sociaux, les salaires, la largeur des pantalons, tout vient de changerdu tout au tout. Fraîcheur, rigueur, Monk reste Monk. Ange du bizarre.


Monk (1917-1982), Thelonious Sphere Monk avait déjà changé – et même, « toujours déjà » changé. En 1972, on le prétend usé, mais c'est autant par projection que par illusion rétrospective. Pour des broutilles ou par racisme pur, lapolice et la justice ne l'ont pas épargné. En 1969, la Columbia fignole le boulot en tentant de le changer en pop rock pour les jeunes. Autant convaincre Boulez dejouer Viens Poupoule. L'enregistrement de ce concert est aussi saisissant que le DVD qui l'accompagne. Engagement intact, ferveur du public, on écoute, on voit cette musique comme on lit Rimbaud.



A Pleyel, Monk se présente avec un fidèle parmi les fidèles, le sax ténor Charlie Rouse (1924-1988). Rouse, que l'on réduit trop vite à l'ombre portée de Monk. En revanche, ce qui surprend, le 15 décembre 1969, c'est la rythmique. De I Mean You à Blue Monk, le répertoire du concert est une anthologie plus monkienne que Monk lui-même. Cela dit, Ben Riley (batterie) et Larry Gales (basse), l'horloge historique du quartet, viennent de démissionner. Comment Monk a-t-il recruté un étudiant blanc à la basse (Nate Haglund) et un adolescent gauche à la batterie (Paris Wright) ? Mystère. Comment ces inconnus racontent-ils ce soir leur étrange tournée ? Intéressant.
PHILLY JOE CHANGE LE RYTHME EN SYMPHONIE
Après une version lumineuse de Bright Mississippi, Monk se tourne vers les coulisses. Lance des signes de sémaphore et quelques apophtegmes. Entre alors, en toute majesté décontractée, M. Philly Joe Jones, qui séjournait à Paris. Prenant la place du jeune Wright, artificier d'un feu aussi baroque que le jeu de Monk reste minimaliste, Philly Joe change une batterie de location en grandes orgues, le rythme en symphonie, la vie en songe monkien.
Une des curiosités de cette édition est l'interview menée par un personnage étonnant : Jacques B. Hess (1926-2011), écrivain, chroniqueur, traducteur, contrebassiste de jazz, ayant à son actif une tournée avec l'orchestre Ellington, déporté politique à Buchenwald pendant la guerre, musicologue à l'université Paris-IV, irrésistible conteur d'histoires. Moustache et lunettes au vent, Hess tente, non sans générosité, d'entrer en communication avec Monk. Leurs sourires se croisent, Monk rêve dans une autre sphère. En 1972, Monk fera partie d'une tournée d'All Stars. A Paris, il ne joue pratiquement pas. Après quoi, il se tait pour toujours, observant un silence de dix ans, derrière les baies de la baronne de Koenigswarter qui l'héberge. La baronne ? Pilote de bombardier pendant la guerre et protectrice des musiciens qu'elle aime d'amour.
Dans Straight no Chaser, l'indépassable portrait filmé que lui a consacré Charlotte Zwerin, Monk se fait harceler par un jeune blanc-bec à l'atterrissage de son avion en Suède. Le blanc-bec est en train d'inventer l'interview moderne, mi-flic mi-raisin. Trois fois, il aboie pour savoir ce que Monk pense de la country et du rock. Monk sourit. Le blanc-bec se plante le micro dans la narine gauche. Toujours pas un mot. Monk se tourne alors vers son compagnon de voyage : « Je crois que ce jeune homme est sourd. »

Thelonious Monk, Paris 1969, 1 CD + 1 DVD Blue Note.

Aucun commentaire: