SCÈNES
MÉMOIRES D’ESPAGNE AVEC GUILLAUME SÉGURON
Retour sur un atelier pédagogique avec Guillaume Séguron sur la mémoire de la Guerre civile espagnole.
Photo © H. Collon
« Tenemos Hambre » - Un travail enjazzé mené avec des élèves hispanisants de classe de seconde au lycée agricole de Valabre, à Gardanne, dans les Bouches-du-Rhône, sur la mémoire de la Guerre civile espagnole : tel était le défi un peu fou lancé par deux enseignants à un musiciens improvisateur très concerné par ce pan d’histoire.
L’imaginaire réaliste d’un contrebassiste
On sait en effet ce maître contrebassiste particulièrement impliqué dans le processus mémoriel concernant la guerre d’Espagne. Citons son solo de contrebasse « Somos », joué jusque sur les lieux de la Retirada (la « retraite « ) au détour des sentiers républicains de l’exil dans les Pyrénées catalanes ou bien au camp de concentration de Rivesaltes, participation à une somme d’entretiens pour le compte de France Bleu Gard-Lozère avec des exilés et aux côtés de Jean-Paul Gambier, petit-fils de Federica Montseny – ministre de la santé anarchiste du gouvernement de Front Populaire… Pour ma part, je l’avais rencontré quand j’étais simple stagiaire de « Jazz à Vauvert », où il m’avait fait entr’apercevoir les vertus curatives de la contrebasse lors de fabuleux réveils à l’archet. Dans ma naïveté libertaire, et encore bercé par le Land and Freedom de Ken Loach j’avais, lors d’une discussion, mis l’accent sur le fait que, si le camp républicain avait perdu, c’était à cause des staliniens… Première vive réaction de la part de Guillaume ! Et il avait raison… L’implication de ce musicien, qui n’a pourtant aucune attache familiale avec la diaspora espagnole en France, étant d’une rigueur historique sans faille, elle devenait pour lui un enjeu ontologique - et, partant, artistique - des plus intimes. Au point qu’il livre, en 2012, un magnifique disque contrebasse solo plus catalane intitulé Nouvelles Réponses des Archives [1]. Au point également d’assumer un point de vue « socialiste » et de refuser toute nostalgie commémorative.
L’enjeu, pour moi, était alors de proposer aux élèves de rentrer dans l’imaginaire réaliste de ce musicien et, pour lui, de faire en sorte que les élèves se posent enfin la question « Et si c’était moi qui me retrouvais à défendre une démocratie… Qu’est-ce que je ferais ? Est-ce qu’au moins je le ferais ? ». La première rencontre a lieu à la Médiathèque Nelson Mandela de Gardanne : la documentaliste du secteur musique, Sylvaine Vescio (associée à ce projet dans le cadre du cycle de musiques improvisées « Un endroit où aller », qu’elle y développait), dévoile le fonds documentaire – ouvrages et disques - qui peut être mis à la disposition des élèves. Puis, avec Guillaume, elle propose des extraits musicaux : « Spanish Bombs » des Clash, « Ay Carmela » (notamment la version sur l’album Buenaventura Durruti sorti sur le label nato en 1994), « El quinto regimiento » par le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden, le contrebassiste qui, aux côtés d’Ornette Coleman, inventa le free jazz en 1964. Vient ensuite la projection des premiers plans de Mourir à Madrid, à l’issue duquel Guillaume Séguron parvient à faire dire aux élèves qu’à l’instar de Frédéric Rossif avec son « pano » gauche, on va remonter dans le passé… On confie alors aux jeunes le soin d’effectuer des recherches sur tout ce qui, artistiquement et historiquement, a nourri son imaginaire pour aboutir à un discours musical cohérent et émancipateur sur la Guerre d’Espagne. « Je voudrais que vous fassiez de petites recherches sur la Guerre civile espagnole, les parties en présence, les personnalités républicaines comme Durruti… sur, pourquoi pas, le mouvement des « Mujeres Libres », l’exil en France et les camps d’internement ; mais aussi sur les œuvres artistiques inspirées par ce conflit, qu’il s’agisse de jazz, de chants – en effet, on a beaucoup chanté à propos de cette guerre -, de littérature, de cinéma, ou d’arts plastiques… » Silence. On entendrait une mouche voler. « Vous connaissez tous le tableau Guernica de Picasso, bien sûr ? » Euuuuh… « Et vous savez que Hugo Pratt fait disparaître Corto Maltese en Espagne ? »… Ah ? « Et aussi, dans les Phalanges de l’Ordre Noir de Christin et Bilal… « …
Oublier c’est créer
Vient le tour des ateliers proprement dits au lycée. Les élèves soumettent à Guillaume les résultats de leur travail, lui sort sa contrebasse, les incitant à s’engager dans leurs propos avec de petits motifs de soutien, rythmiques et harmoniques. La fois suivante, la parole des jeunes se libère : une telle propose de raconter Le labyrinthe de Pan, de Guillermo del Toro [2], d’autres ont recueilli des informations sur les bébés volés du franquisme… Les musiciennes se manifestent : une guitariste, une chanteuse, une flûtiste… les deux dernières veulent absolument jouer et chanter. Ce sera « Red River Valley », hymne folk américain transposé par les hommes du bataillon Lincoln des Brigades Internationales suite à la bataille de Jarama.
Les motifs musicaux proposés par l’artiste se précisent et prennent de plus en plus la forme de Nouvelles réponses des archives, comme si l’imaginaire des élèves et celui de l’artiste se rejoignaient. Hugo Pratt et sa série Les scorpions du désert, Christin et Bilal et leurs survivants des Brigades Internationales dans l’Europe des années 80, George Orwell en Catalogne… tout cela est bien loin des élèves, mais encore plus loin sont les Journées de Mai [3], le mouvement des Femmes Libres et le sanglant conflit ibérique – qu’un élève aura la bonne idée de présenter à la façon d’un bulletin météo ! Sur le plan historique, les jeunes semblent concernés… Mais alors quid de l’Élégie à la République Espagnole de Robert Motherwell ? Cette toile abstraite, Guillaume aura bien du mal à la « vendre » ! Telle élève a peur d’oublier ? Guillaume : « Tant mieux ! Dans les musiques improvisées, c’est quand on oublie qu’on commence vraiment à créer. » Mystère : un élève n’a rien trouvé sur l’acronyme ESP si ce n’est… la référence à un label de free jazz. Guillaume : « C’était justement le premier label d’Albert Ayler, un saxophoniste de free jazz qui a beaucoup utilisé le folklore de la guerre civile espagnole ! »
La figure tutélaire de Charlie Haden
Une représentation est programmée la veille de la journée Portes ouvertes de l’établissement. Le dispositif scénique est dépouillé : l’estrade de l’amphithéâtre accueille des accessoires rudimentaires, une table, des chaises et un tableau noir, ainsi qu’un planisphère représentant le monde en 1937. D’autres élèves manipulent micros et accessoires sous les yeux d’un public composé de membres de la communauté éducative et de parents d’élèves, donnant à voir ce qui est censé être dissimulé dans le spectacle, rejoignant le précepte du jeu sur le matériau instrumental que les improvisateurs mettent généralement en avant… Le son est un peu limite ? Qu’importe ! Guillaume, en maître de cérémonie, précise le rôle de Clément à la table de mixage : de petites interventions ponctuelles pendant les changements de tableaux. Il saisit alors son instrument pour annoncer une ouverture avec Jeanne et Aurore, respectivement flûtiste et guitariste, sur « Our Spanish Love Song » de Charlie Haden. Ce dernier sera d’ailleurs la figure tutélaire de cette restitution d’atelier, et son nom figure au centre du tableau noir qui se remplira progressivement au fil du spectacle. Anachronismes et erreurs historiques se bousculent dans un chaos qui nourrit le maître improvisateur. Les idiomes français et espagnol s’entrelacent dans un désordre poétique et libertaire. « El testamento de Durruti » de Lucia Sanchez s’accorde avec la présentation des Mujeres Libres qui « critiquent la hiérarchie, le patriarcat… et défendent l’amour libre, la contraception, l’avortement, l’homosexualité… »
En pizzicato ou à l’archet, Guillaume Séguron pousse les jeunes à suivre les fils de son histoire, à la partager et à s’en emparer. La profondeur des basses crée une sensation d’angoisse pendant la présentation du Labyrinthe de Pan, renforce le tragique de Tanguy, de Michel del Castillo, rappelle les bruits des bombardements aériens… La litanie des noms des Soldats de la Nueve [4], résonne avec les notes bleues fourbies par l’artiste. Marjorie chantera deux fois « Red River Valley » (« une chanson de cowboy », dit Guillaume). La première fois, a capella devant un amphi surchauffé ; elle quitte l’estrade en pleurant. Idem la seconde fois, entourée du musicien et des musiciennes précédemment citées. Chanson d’autant plus importante, selon un artiste toujours soucieux de véracité historique, qu’elle était l’hymne de la défense de Madrid en 1937, lorsque la capitale croulait sous les bombes nationalistes. Toujours est-il que les larmes de Marjorie, sont, pour l’intervenant, « la preuve que cette gamine a été touchée par le romantisme de la république espagnole ».
Bien sûr, il manque la fin de ce beau conte enjazzé : la défaite républicaine, l’exil en France… Mais peu importe, Guillaume, les élèves et les enseignants tombent d’accord pour améliorer l’expérience et la renouveler !