Christian Scott, Paris gagné
Baskets noires, jean noir, chemise noire à pois blancs ornée d’un joli pin’s en forme de cœur, magnifique collier doré, sans parler de sa rutilante trompette “dizzygillespienne” : entre street wear chic et héritage ethnique, Christian Scott, alias Christian aTunde Adjuah, prend soin de son image. Mais c’est aussi un artiste fier de ses racines, de ses sidemen et de sa musique qui a offert au public du New Morning deux sets d’une rare intensité.
Christian Scott n’a pas joué Fatima Aisha Rokero 400 et Liar Liar, deux de mes morceaux favoris de son nouvel album, “Christian aTunde Adjuah” (Choc Jazz Magazine /Jazzman), qui est d’ailleurs le dernier, peut-être, qu’il risque d’enregistrer avec ses fidèles accompagnateurs : le guitariste Matthew Stevens, dont le trompettiste a annoncé la parution imminente de son premier disque en leader (« Matthew’s got a new record coming out soon on Concord Records, check it out »), le contrebassiste Kris Funn, qui ne sait toujours pas pourquoi il joue dans ce groupe (lors d’un soir de beuverie où le trompettiste, bluffé par ses qualités musicales, lui demanda s’il voulait partir sur la route avec lui, sa réponse fut cinglante : « Hell no ! ») et le batteur Jamire Williams, qui va bientôt quitter ses camarades pour se lancer dans son projet Erimaj (sortie digitale annoncée le 21 août).
MÉMOIRE VIVE
Christian Scott n’a pas joué Fatima Aisha Rokero 400 et Liar Liar. Qu’importe. Car ce concert fut passionnant de la première à la dernière seconde. Passionnant et surtout furieusement moderne. Oserait-on dire sans précédent ? Ce serait à peine exagéré. Quand un jazzfan écoute de la musique live, il se délecte tout à la fois de chaque solo, du son d’ensemble de groupe, du phrasé du trompettiste, du swing du batteur, de la dextérité du guitariste ou du groove du contrebassiste. Il s’amuse aussi à ouvrir un à un les tiroirs de sa mémoire, afin de vérifier si le concert auquel il est train d’assister pourrait être rattaché à l’un de ceux qu’il a vu dans le passé, fut-il récent, histoire de quantifier son plaisir à l’aune du Système Compare Hâtif™, échelle de valeur qui est ce qu’elle est, mais qui est (trop ?) souvent celle dont on franchit aisément les barreaux quand de tels improvisateurs vous envoient autant de messages si forts à décoder en même temps.
Mais j’avais beau solliciter les moindres recoins de ma mémoire (à capacité certes limitée), mettre à pleine contribution mon capital neurones (en régression fatale depuis longtemps, dixit Science & Vie), tirer sur chaque synapse au maximum, rien n’y faisait : je n’arrivais pas à (re)trouver un concert de jazz qui ressemblait à celui de Christian Scott et de ses trois compères – on notera que même sans la présence de son pourtant précieux pianiste, Lawrence Fields, sa musique ne perd rien de son attrait, et que la rondeur harmonique est comme “remplacée” par un supplément de rugosité groovy.
FLACON & IVRESSE
Ainsi, Christian Scott/Christian aTunde Adjuah qui, faut-il le rappeler, n’a pas jouéFatima Aisha Rokero 400 et Liar Liar, nous a poliment forcé à remiser par devers nous notre Système Compare Hâtif™, et poussé à apprécier à vif son jazz somme toute unique. Ceux qui ont lu la passionnante interview menée par Bertrand Bouard dans le dernier numéro de Jazz Magazine/Jazzman (avec, tiens donc, Christian Scott à la Une : dépêchez-vous, il va bientôt céder sa place à Gregory Porter !) savent que le trompettiste ne rejette pas le mot “jazz”, oh que non – ses aînés néo-orléanais le savent bien, qui polémiquent souvent à ce sujet avec lui –, mais qu’il préfère utiliser le qualificatif de stretch music, de musique étirée. Pourquoi pas ? Mais quoi qu’il arrive, ce n’est pas l’étiquette du flacon qui nous procurera l’ivresse.
À propos d’ivresse, on connaît celle des cimes. L’ivresse que procure la musique étirée de Mr. Scott serait plutôt celle des sommes. Car rarement avions-nous eu l’impression qu’une forme de jazz pouvait embras(s)er en souplesse – ce qui n’exclue pas une sacré dose d’énergie savamment distillée/canalisée – ce qu’on aime dans le(s) jazz acoustique(s), bop (be et/ou hard) ou modal, et dans le(s) jazz électr(on)iques, qu’on dira, pour faire simple, “post-milesdavissiens”, qu’ils soient calés sur un socle funky ou mordants comme le rock.
Le jazz façon Scott bruisse aussi des échos du rock créatif des années 1990 (Radiohead bien sûr), via les lignes claires et toujours lisibles de Matthew Stevens, un guitariste qui sait contourner avec une rare intelligence le mur du son du Système Compare Hâtif Spécial Six-Cordes™, qui renvoie immanquablement vers messieurs Pat Metheny, John Scofield et Bill Frisell – à l’exception du premier nommé, à qui l’on pense parfois, il faut bien l’avouer (sans que cela ne soit gênant, bien au contraire), ce remarquable-sideman-bientôt-leader ajoute sa pierre de touche à l’édifice sonore. Ses interventions tombent toujours à propos, sa palette d’accords est colorée à souhait et son timing d’une rare justesse.
AU PRÉSENT DU FUTUR
Difficile de ne pas être aussi louangeur avec la section rythmique : Kris Funn et Jamire Williams tiennent la baraque sans ciller, sans donner l’air d’être dans le rouge, encore moins au bord de la rupture. Williams lâche tel un drum preacher du bouillonnants chorus tout en restant in the pocket, dans le tempo, tandis que le trompettiste en chef, hilare, l’encourage tout en relances amicales et chambreuses (on sent la complicité, ce n’est rien de le dire !). Funn, impassible, souligne de traits graves et souples ces (d)ébats percussifs.
Et enfin, Christian Scott/Christian aTunde Adjuah. Le meilleur trompettiste de sa génération. [Un peu de pression n’est jamais inutile, NDLR.] Un leader cool, affirmé, qui prend le micro pour expliquer précisément chaque morceau, raconter des histoires parfois drôles et légères, d’autres fois tragiques et lourdes de sens. Les titres de ses songs sont évocateurs : Jihad Joe (jeu de mot sur GI Joe), Litany Against Fear,K.K.P.D. (acronyme de Ku Klux Police Department, à en croire le terrifiant épisode de son arrestation par un flic local raciste et violent), New New Orleans… Sans arrogance, sans prétention, avec un mélange subtilement dosé de sérieux et de malice. En 2012, ce jeune homme sûr de son art donne du sens – esthétique, social, politique – à la musique instrumentale, un exploit en ces temps d’hyper-formatage de la musique que l’on aime. « Christian Scott : Retour vers le futur », titrait-on à la Une de Jazzmag. Ce samedi soir, mieux que le futur, j’ai vu le présent du jazz. Un sacré cadeau. Frédéric Goaty
Christian Scott (trompette), Matthew Stevens (guitare), Kris Funn (contrebasse), Jamire Williams (batterie). Paris, New Morning, samedi 21 juillet.
NET
Scott : http://christianscott.tv/
Stevens : http://mattstevensmusic.com/
Funn : http://funndamentals.com/
Williams : http://www.myspace.com/erimaj