« Tant qu’il y aura du désir... »
Nous avons rencontré Denis Fournier alors qu’il entrait en résidence au « Médiator » à Perpignan avec deux chanteuses, Renata Roagna et Pascale Labbé pour un projet qui sera créé le 7 octobre 2011, toujours à Perpignan, dans le cadre du Festival « Jazzèbre » dirigé par Yann Causse, également président de l’association « Jazz en L’R » (lire et comprendre « en Languedoc-Roussillon ») qui n’est pas pour rien dans cette aventure.
Mais Denis Fournier ne saurait s’en tenir là ! Nous l’avons aussi interrogé sur un autre projet - qui lui tient tout particulièrement à cœur - avec des musiciens de l’AACM auxquels il voue un attachement intense, et qui sera créé quant à lui à « Jazz à Junas » le 20 juillet 2011, puis rejoué le lendemain au festival de Radio France à Montpellier et enregistré par Xavier Prévost.
Denis Fournier nous a parlé de tout cela, mais aussi de l’origine du jazz, du blues, de la great black music, de politique et aussi de l’avenir du jazz. Avec intelligence, passion, modestie, et en laissant transparaître à tout moment son amour de la musique et de ses semblables.
Denis Fournier, vous jouez dans Paysage de fantaisie avec les chanteuses Renata Roagna et Pascale Labbé. On connaît vos audaces, mais n’y a-t-il pas quelque incompatibilité dans une telle formation ? Bien au contraire ! Il y a quelques années j’avais déjà intitulé un de mes albums La voix des tambours. Je suis convaincu que tout a commencé avec un homme qui, un jour, a frappé un caillou contre un autre et s’est mis à faire quelque chose comme chanter. Il y a dans le chant comme dans les percussions quelque chose de primordial, de fondamental, de premier. Comme dans le « blues ». Parce que c’est cela, « le blues ».
Sur mon site figure à propos de Paysage de fantaisie une formule qui me semble bien résumer ce propos : « Dans le jazz la voix constitue l’essence de l’art musical, et le chant fut la première source d’inspiration que les instrumentistes s’efforcèrent de reproduire. Les femmes en particulier, ont su affirmer leur capacité à être de remarquables interprètes. » J’avais, il y a longtemps déjà, entendu Pierre Favre pour lequel j’ai toujours eu une grande admiration, avec la chanteuse Tamia, ce qui m’avait donné envie de faire ma propre expérience dans cette direction. J’ai rencontré Renata au travers de son mari, avec qui j’avais participé à un spectacle consacré au magnifique écrivain Erri de Luca ; j’ai voulu rapprocher cette chanteuse d’origine piémontaise, empreinte des musiques traditionnelles de l’Italie du Nord, du parcours atypique de Pascale Labbé. Tout cela impose que le son soit très élaboré, très travaillé. Et pour ce qui me concerne, je dois aussi apporter ma voix, celle de mes percussions, à notre ensemble.
Ce qui signifie que dans ce Paysage de fantaisie, la part de l’improvisation est limitée ? Bien au contraire ! Nous travaillons beaucoup, nous sommes très exigeants avec nous-mêmes. Nous préparons beaucoup nos interventions. En même temps, on ne peut pas dire que nous soyons en répétition. Nous nous entraînons ; mieux encore, nous nous entraidons. Et pour le concert, nous oublions ! A ce moment-là tout se passe comme si l’ensemble était re-convoqué. En fait, Paysage de fantaisie est très improvisé.
L’improvisation, c’est essentiel ? Tout dépend du sens que l’on accorde à ce mot. Si l’on pense que c’est un moyen, une technique en quelque sorte, alors je dirais que non, ça n’est pas si important que cela. En tout cas, ça n’est pas ce qui définit ma manière de concevoir la musique que je joue. Mais si l’on considère que pour vivre tout être doit continûment improviser, trouver un nouveau chemin pour continuer à respirer, à manger, à vivre tout simplement, si l’on considère que l’improvisation c’est comme la vie, que c’est la vie, alors bien sûr, c’est essentiel.
- Photo © George Souche
Paysage de fantaisie se situe aux confins du jazz, des « musiques actuelles », de la musique contemporaine ; peut-on « situer » ce projet de façon un peu plus précise ? Je pense que toutes ces classifications sont inutiles. Ce qui est important, c’est de comprendre que si l’on parle plus de « musique actuelle » que de jazz, cela n’enlève absolument rien au fait que tout part du blues, qui est l’essence même de ces musiques-là. C’est cela qu’avec Renata et Pascale nous essayons de faire : rester au cœur de ce qui fait la musique. Nous voulons que cela s’entende, tant dans nos concerts que dans l’enregistrement qui sera bientôt produit par l’association Vent du sud.
En même temps que Paysage de fantaisie vous travaillez sur Watershed pour les festivals « Jazz à Junas » et de « Radio France Montpellier » (les 20 et 21 juillet 2011). De quoi s’agit-il cette fois ? Watershed c’est, en français, « le partage des eaux ». Cela évoque pour moi des forces qui se rejoignent, se fondent, puis s’écartent à nouveau. C’est ce que la musique de Watershed veut exprimer. C’est une nouvelle rencontre avec un courant musical qui compte beaucoup pour moi, celui de l’AACM, que j’admire depuis longtemps. C’est aussi le fruit d’une collaboration avec l’ethnologue et critique Alexandre Pierrepont.
Quels sont les musiciens qui font partie de cette nouvelle aventure ? Je voudrais rappeler tout d’abord que j’ai déjà joué dès 1985 avec le saxophoniste Hanah Jon Taylor, de l’Ethnic Heritage Ensemble, et qu’il est de nouveau à mes côtés pour Watershed. C’est aussi une formidable reconnaissance. Surtout quand les membres de l’AACM me disent que, moi aussi, tout autant qu’eux, je joue de la « great black music » !
Il y a aussi Nicole Mitchell aux flûtes et Tomeka Reid au violoncelle. Il y a longtemps que j’avais envie de jouer avec un violoncelle et encore davantage avec Tomeka - aussi avec Nicole, bien sûr. Et puis Bernard Santacruz à la contrebasse, un « vieux » compagnon de route qui a joué à Chicago avec Jeff Parker.
Sur votre site vous écrivez ; « Ce projet musical est un rêve éveillé sur l’interaction musicale et socialo-musicale, sur les manières complémentaires d’improviser, de construire, d’inventer à plusieurs, et sur les sombres et lumineuses racines du blues. La musique créative est l’affirmation d’un autre rapport au monde ». Pourriez-vous, sur ce thème, nous en dire davantage : comment définir cet « autre » rapport au monde ? Ce que je veux dire c’est que, généralement, nous sommes dans un rapport d’avenir : on pense à ce qui va arriver après, on agit et éventuellement on joue de la musique en fonction de cela. Mais c’est oublier que la musique se trouve à la fois dans une projection et - fondamentalement - dans un imaginaire du moment, du présent le plus immédiat.
Et puis, dans ce petit texte, j’ai voulu aussi dire mon attachement à ce qui est collectif et que l’AACM depuis sa fondation incarne totalement. J’ai toujours été sensible à la notion de collectif d’artistes et cela correspond toujours pour moi à un engagement politique, à mes convictions les plus profondes en la matière. En réalité, je suis convaincu qu’improviser, inventer, c’est déjà être plusieurs. C’est en tout cas être totalement ouvert aux autres. C’est comme ça que sont les musiques créatives, c’est comme ça qu’est le jazz. C’est ce que je veux redire, exprimer avec Watershed, avec les formidables musiciennes et musiciens avec qui je serai à Junas et à Montpellier dans quelques jours.
Et puis, je suis heureux que, de tout cela, il puisse également rester une trace sous forme d’un CD grâce à Michel Dorbon et son label RogueArt.
Il ne se passe pas un jour sans que l’on entende ici ou là que l’avenir du jazz est compromis, que les CD ne se vendent pas, que les jeunes n’écoutent pas cette musique. Or, quand on observe ce que vous faites, quand on voit votre enthousiasme, on a l’impression au contraire que tout est encore possible, que le « champ est toujours ouvert » pour la création. Je crois tout simplement que le jazz, sous une forme ou sous une autre, continuera longtemps d’exister. En tout cas, tant qu’il y aura du désir…