Les guitaristes de jazz-rock plus étourdissants qu'Al Di Meola se dénombrent sur les doigts de la main.
Retour en arrière. Dans la soirée de juillet 2008, dans l'enceinte "artistes" du Nice Jazz Festival. Je me lève pour une place dans les Jardins de Cimiez. En effet, sur scène, dans quelques minutes, passe le groupe reformé du pianiste Chick Corea, Return to Forever. D'un coup, surgit d'une allée issue de l'espace "Artistes" le guitariste John Mac Laughlin, le pas pressé. Je sais qu'il possède une villégiature dans les parages; qui est-il venu voir? Généralement, l'orgueilleux notoire au sourire ineffaçable ne court pas admirer ses confrères. Même Al, qui partagea le triomphe de Friday Night in San Francisco, le succès aux cinq millions d'albums. Je n'ai pas lu le nom du fondateur du Mahavishnu Orchestra sur le programme. Je me rue vers lui et pose la question: «vous allez jouer ce soir, John?»
-«Oh non, je viens voir un collègue!» Surprise. Dany Michel, l'ancien programmateur de La Villa à Paris, exégète avisé du milieu du jazz et surtout des guitaristes, me fournira la réponse: «John est venu prendre la mesure de son principal concurrent!» Eh oui! Le phénoménal John Mac Laughlin ne culmine plus isolé dans la catégorie. Ce soir-là, Di Meola parsèmera d'étoiles un public déchaîné. Les meilleurs solos du concert? Sans contestation lui. Le drive, les unissons, les contrechants? Il surclasse les autres membres du groupe.
Lorsque je croise Al fin avril au Plaza Athénée, où il profite d'un week-end parisien, le natif du New Jersey confirme son implication dans le concert de la soirée de 2008: «Je me suis retrouvé au four et au moulin dans la nouvelle mouture du groupe. J'en ai rapidement eu marre! Bien sûr, je reconnais que grâce à Chick, à partir de 1974, je suis devenu une star, comme le batteur Lenny White et le bassiste Stanley Clarke. Mais aujourd'hui, il m'a relégué au même rôle qu'au début. Or, le temps est révolu. Je ne veux plus qu'il me cantonne au poste de soliste. Ni qu'il compose pour un groupe avec une guitare aux avant-postes. Chick devenu accompagnateur, je trouve cela trop triste. Il ne m'a pas écouté. Il a perpétué la formule. Je suis parti.»
Voici un Al libéré, tee-shirt blanc, jean délavé, Clarck's noires, enfoncé, dans le fauteuil-baignoire confortable de l'hôtel situé avenue Montaigne. Il assure la promotion du CD de sa propre formation, le World Sinfonia Band, intitulé mystérieusement: Pursuit of Radical Rhapsody. «Le titre correspond précisément à la quête en cours», éclaire laconiquement l'Américain. «Je cherche à m'exprimer avec moins de technique, et davantage de profondeur. Pour y parvenir, je me tourne vers la musique de l'Argentin Astor Piazzola. L'univers du tango permet des rythmes hyper-syncopés. L'introduction d'un accordéon rend les sonorités plus variées.» Reconnaissons ceci: en matière de rythmes latins, Di Meola montrait des dispositions dans le Friday Night, en 1981 déjà! «Sur ce point, je tombais sur l'entente parfaite avec Paco de Lucia». Aujourd'hui, côté section rythmique, la batterie de Peter Erskine surélève le titre Radical Rhapsody. Les percussions de Mino Cinelu mitraillent le déconcertant Michelangelo's 7th Child. La contrebasse de Charlie Haden enlumine le standard Somewhere Over the Rainbow, en l'honneur de Les Paul, mentor du styliste.
Les mélodies du dernier CD séduisent également. L'explication: «Les Beatles m'émeuvent comme au premier jour. Je leur consacrerais volontiers mon prochain disque. Leur musique procure tellement de bienfaits...». En attendant, on peut se régaler avec le Strawberry Fields Forever des Beatles sur Pursuit of Radical Rhapsody. Une des chansons préférées d'Al. Le virtuose reste fidèle à ses autres modèles. Il a joué avec chacun d'entre eux. Voici à chaud les appréciations:
Herbie Hancock ("Le Best des Best")
Larry Coryell ("Le père spirituel de la guitare fusion, un ami")
Tony Williams ("L'un des plus grands jazzmen de tous les temps")
Wayne Shorter ("Le professeur du saxophone")
Stevie Wonder ("Un trésor national")
Paul Simon ("Quel grand Monsieur, tellement adorable").
J'évoque deux guitaristes qu'il a côtoyés, Jimmy Page et Carlos Santana: cette fois, il ne s'extasie pas. Tout juste reconnaît-il des qualités à leurs premiers disques. Django Reinhardt? «Un excellent guitariste... français!» En définitive, Monsieur Di Meola voit s'agiter le show-business du haut de sa stature. Il admire, ou hausse les épaules. Le musicien ne cherche pas à me convaincre. Aucun enjeu dans les confidences. Il s'exprime placidement, en regardant la montre. C'est quand il se met à jouer qu'il met tout le monde d'accord.
Bruno Pfeiffer
CD Pursuit of Radical Rhapsody (Socadisc)
Al Di Meola jouera le 30 mai au Casino de Paris.
Crédit photo (Al à gauche/Bruno à droite/le bras de Yazid): Gilles Guglielmi pour Libération