Laïka , le jazz en Orbite
Laïka Fatien paraît perdue en face de moi sur le sofa de l'hôtel Bel-Ami, situé derrière l'église de St-Germain-des-Prés. La vocaliste, toute menue, a l'air plus fragile que la porcelaine, et gracieuse comme une ballerine. Le visage très fin exprime beaucoup de classe. La Française d'origine ivoiro-marocaine vient d'enregistrer un disque (Nebula), de qualité. Les arrangements de la bassiste américaine Meshell N'Degeocello guident et amortissent l'ensemble. Le niveau d'interprétation situe Laïka parmi les artistes en vue de l'art vocal: j'attends néanmoins qu'elle me donne ses clés pour entrer dans la musique. Egalement sur les paroles, qu'elle a notamment écrites sur cinq standards du jazz.
L'entretien commence bien. «Quand j'écris, je ne sais pas où je vais. Le travail sur un morceau peut s'arrêter... Je le reprends quand il se passe des choses, un sentiment, un événement, ou une mélodie. Une amie attend un enfant? Alors survient le thème de la maternité. Le thème du disque? Les angoisses de la naissance. Après, il faut préserver l'essence de la personne. Quant à moi, j'essaie d'éviter les gens qui me tirent vers le bas. Je visualise pendant des années des choses qui surviennent et que j'entretiens.» La parolière a rédigé quelques textes sur des compositions de maîtres du Jazz. Ainsi sur Black Narcissus de Joe Henderson, Appointment in Ghana de Jackie Mac Lean, Lost de Wayne Shorter, ou Think of One de Thélonious Monk. Pari osé; montage ingénieux; résultat intéressant. Le style apparaît naturel, presque instinctif; les notes sont tenues, plus justes; le chant moins énervé que sur le précédent CD, Misery (2008), en hommage à Billie Holiday (alors porté par le piano grave de Robert Glasper). Joe Henderson? «Il représente un degré supérieur de la personne. C'est un musicien d'une beauté incroyable. J'ai écrit plusieurs textes sur ses morceaux, encore inédits. Je les lui ai soumis. Il a aimé.» Qu'apportent les textes? J'ai du mal à suivre, elle devient confuse et s'étrangle d'admiration. On perdrait le souffle à moins.
Explorons ensemble Think of One, rebaptisé Matrix. «J'ai voulu parler du pouvoir. Du contrôle de soi ou sur les autres. Est-ce le subconscient ou un élément extérieur qui nous remet en question?» Hum. Elle enchaîne en vibrant sur place: «Pour créer, il faut accepter de souffrir. Toutefois, le fil conducteur de l'album, c'est la douceur. A ce stade, j'ai dépassé la souffrance.» Est-ce là, le message? «Non, pas seulement. Je ne veux pas que les gens croient que la réalité leur soit imposée. Qu'ils doivent la subir. J'aimerais les encourager à aller voir ailleurs. Qu'ils en auront peur, mais que ce n'est pas grave. La douleur est facultative. On peut s'enfoncer dans la douleur, mais ce n'est pas grave. Ce qui effraie, c'est de vivre sous perfusion.» J'avoue perdre le fil. Laïka clôt l'entretien sur la réjouissante citation d'Albert Einstein («L'imagination est tout. C'est l'aperçu des futures attractions de la vie»). J'oublie, en prenant congé, de lui témoigner toute l'admiration due à La Tectonique des Nuages, l'opéra de Laurent Cugny où elle chante à côté de David Linx (pourvu que le héraut de l'oeuvre, Pierre de Choqueuse, ne m'en tienne pas rigueur). Je sors dans la rue St-Benoît, en me grattant le crâne. Faut-il chercher une logique dans les propos? Ou me borner à goûter la diversité de ses séduisantes acrobaties musicales, sans chercher midi à quatorze heures?
Bruno Pfeiffer
CONCERT
Laïka chantera le samedi 19 mars à St Denis, Théatre Gérard Philippe
dans le cadre de BANLIEUES BLEUES
CD
Laïka Fatien, Nebula, (Universal Jazz Music) - 2011
Laïka Fatien, Misery, avec Robert Glasper (BluJazz) - 2008
La Tectonique des Nuages, de Laurent Cugny (Radio France/ Harmonia Mundi) – Grand Prix 2011 de l'Académie du Jazz
Source: la Libération du 22 février 2011