01/11/2014
Ed Blackwell donne deux ailes au jazz
Je me suis retrouvé face au batteur Ed Blackwellpour la première fois à Willisau, village suisse, le 31 août 1980. J'avais 25 ans, pas peur de planter la tente sous la pluie, pas rebuté par le free jazz. Pile devant Ed Blackwell, car je m'étais intercalé sur une chaise vide au premier rang une fois le concert entamé (mon coup favori). Devant? Plutôt sur le trajet. Qu'on en juge : j'avais l'impression que le set de fûts et de cymbales avançait! Dès le premier morceau du duo (Willisee) avec le saxophoniste ténor et soprano Dewey Redman, les membres supérieurs et inférieurs du Néo-Orléanais semblaient actionner une draisine. Le mouvement s'ajoutait au sortilège développé par l'indépendance totale des bras et des pieds. La polyrythmie du solo qui succédait à la randonnée de saxophone de Redman prolongeait la sensation. Les tentacules de la pieuvre poussaient l'instrument vers le public. La musique chargeait.
Je me souviens avoir opéré le rapprochement avec la séquence tournée en 1895 par les frères Lumière, L'entrée du train dans la gare de La Ciotat. La scène ne durait que 50 secondes. Quand le film fut projeté en salle, la scène était si réaliste que les spectateurs ont cru que le train était réel, que la locomotive fonçait vers eux : ils se ruèrent dehors. La musique de Blackwell se lisait avec une clarté solaire, découpait le tempo, swinguait, balançait, chantait si bien, martelait comme une charge d'éléphants. Je flottais sur un tapis volant.
L'enregistrement du concert (In Willisau - Label Black Saint), publié en 1985, reédité en CD (2009), est introuvable depuis. Il renouvelle la magie d'une conversation réussie. Dewey Redman, en grande forme, compose les 5 thèmes, dont l'ornettien Communication. J'ai croisé les maîtres du batteur, Art Blakey et Elvin Jones (à Paris, au New Morning). Je n'ai pas vu son modèle (Max Roach). A mon sens, pourtant, Edouard Joseph Blackwell (1929-1992) reste le plus phénoménal. La batterie dans le sang. Il travaillait sans relâche, note son ami le critique Val Kilmer. L'Américain rappelle le proverbe chinois favori de Blackwell: "négligez votre talent une journée, il vous en coûtera deux". Certes le disque du quartet Old and New Dreams, avec Dewey Redman (Label Black Saint), sonne l'heure de gloire, dans les années 80. Hélas, sans doute complice de trop de chefs d'oeuvre, où son rôle majeur reste méconnu (les Live at the Five Spot,d'Eric Dolphy et Booker Little (Prestige); Complete Communion, de Don Cherry (Blue Note); The Magic of Ju-Ju, d'Archie Shepp (Impulse); Morning Song, de David Murray (Label Black Saint); les Montreal Tapes, de Charlie Haden - Universal). Sans doute trop lié au concept d'Ornette Coleman, dont il partagea les disques cardinaux, Ed ne figure pas naturellement à la place méritée. Au sommet. Quelques semaines avant de mourir, il entre en studio comme leader d'un trio, avec le compère éternel Dewey Redman et le contrebassiste Cameron Brown. Le double album, Wall-Bridges (Label Black Saint) vole haut. Il démontre que les deux ailes d'Ed Blackwell protègent toujours le jazz.
Bruno Pfeiffer
Ed Blackwell
The Complete remastered recordings on Label Black Saint and Soul Note
8 CD (CAMJazz)
Bruno Pfeiffer
Ed Blackwell
The Complete remastered recordings on Label Black Saint and Soul Note
8 CD (CAMJazz)
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